Ainsi notre métier aurait mal tourné…

Pierre France
3 min readMar 8, 2021

(Article publié initialement le 8 mars 2008)

Philippe Cohen et Elisabeth Lévy ont signé un ouvrage, « Notre métier a mal tourné — Deux journalistes s’énervent » (Mille et Une nuits), dans lequel ils livrent leur analyse des maux qui plombent le journalisme d’aujourd’hui.

Je ne vais pas répondre à un livre de 200 pages par un post de blog, mais voici quand même quelques réflexions à chaud, et c’est le cas de le dire, après la lecture de cet essai qui m’a fait passer par toutes les couleurs émotionnelles.

Les premiers chapitres sont dédiés à l’argumentation de la thèse du livre : le journalisme est (devenu) une idéologie. Et comme toute idéologie, il a mal tourné car il est devenu un pouvoir de premier plan, consubstantiel à la démocratie et donc par là, inattaquable. On pourrait, pour la beauté de la discussion, adhérer à cette thèse si on n’avait pas sans cesse l’impression que les deux auteurs s’en servent pour régler leurs comptes personnels avec une partie du petit monde des journalistes parisiens auquel ils appartiennent.

Philippe Cohen est l’auteur du remarqué « La face cachée du Monde », qu’il a co-signé avec Pierre Péan. Le ressentiment qu’il a contre son ancien journal et surtout contre son ancien triumvirat (Plenel, Colombani, Minc) transpire à toutes les pages, si bien qu’il semble vouloir généraliser l’exemple du Monde à toute la presse. Je résume : les enfants de Mai 68, plutôt que de devenir des hommes politiques, sont devenus des journalistes. Leurs logiques totalitaristes ont déteint sur leur façon de faire du journalisme, et en s’érigeant en exemples, en chevaliers de la vertu démocratique, ils ont instrumentalisé les médias et entrainé le reste de la profession vers cet abîme où les lecteurs ne reconnaissent plus leurs journaux.

Je ne partage pas cette analyse. Si le journalisme a mal tourné, c’est avant tout parce que la profession n’a jamais pu voir venir la météorite de la « communication de masse », c’est parce que les groupes de médias français sont faibles, voire inexistants, et qu’aucun n’a vraiment intérêt à posséder des médias vraiment indépendants. Désarmés, les journalistes sont impuissants face à une maîtrise de l’information par des intérêts privés sans cesse plus assumée, plus percutante. Si le journalisme a mal tourné, c’est parce qu’il a manqué un virage et c’est celui de la consolidation économique.

Les auteurs livrent d’ailleurs à plusieurs endroits, par petites touches, d’autres analyses plus justes des dérives du journalisme : la précarisation des journalistes (avec des exemples déprimants du nouvelobs.com), la peur comme premier souci éditorial (également diagnostiqué ici et ici), la perte du terrain au profit de l’information de commentaire, etc. Tous ces constats sont justes, et urgents à prendre en compte. Pourquoi ne pas avoir livré cette analyse en tête du livre ?

Il est dommage qu’à chaque fois que des journalistes français prennent leur plume pour diagnostiquer les maux de notre profession, leurs historiques personnels leur brouillent systématiquement les idées… et ne permettent pas au débat de sortir de l’ornière parisiano-parisienne (C’est un peu ce que craint Versac avec MediaPart). Tout cela est fort dommage, d’autant que les derniers chapitres du livre, sur l’inaptitude des sociétés de rédacteurs à diriger des médias, sont eux très intéressants et riches d’enseignements pour l’avenir économique des médias basés sur l’Internet.

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Pierre France

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