Le multimédia, ça paie pas*
(publié initialement le 16 mars 2008)
Je ne sais pas si vous avez déjà e-croisé le web-reportage sur “Les routes de la faim en Haïti” ? En trois chapîtres illustrés de vidéos, photos et textes accumulées pendant trois semaines de reportages sur place, les auteurs, Jean Abbiateci aux mots et Julien Tack aux images, proposent aux internautes un voyage qui croise ceux que réalisent, contraints, des milliers d’Haïtiens, poussés par la misère des champs vers la ville. Enfin la ville… un dépotoir infini dont les passages entre les tas d’ordures forment les rues.
Jean Abbiateci et Julien Tack ont vraiment bien bossé, leur travail est remarquable à plus d’un titre. Encore, ce ne serait que mon opinion, vous auriez le droit cher lecteur d’en douter, si si, vous pouvez douter de mes opinions (et même d’exprimer vos doutes dans les commentaires), mais sachez que pour une fois, j’ai l’establishment du journalisme avec moi: à savoir Le Monde, ancien quotidien de référence et MédiaPart, nouveau quotidien de référence…
Eh bien sachez que même munis de ces nobles références, ce web-reportage n’a pas trouvé preneur, personne dans l’univers e-médiatique français ne l’a acheté. Jean Abbiateci et Julien Tack ont financé leurs reportages par… des ONG et quelques piges dans la presse écrite. La bonne surprise viendra finalement de Témoignage Chrétien, qui a consacré quatre pages à ce dramatique exode rural.
«Je savais très bien que personne en France n’assumerait à sa juste valeur ce web-reportage, m’a expliqué au téléphone Jean Abbiateci. Trois semaines d’enquête, plus quinze jours d’édition pour le montage et la création des cartes… Soit disons autour de 5000€, un tarif hors de portée des médias en ligne. Mais je tenais à la publier en l’état car la version multimédia du reportage, accouplé au blog que nous tenions alors que nous étions sur place, a fondamentalement changé notre pratique du journalisme.»
Bien que les sujets de presse écrite et commandés ont dicté la plupart des déplacements, la petite équipe s’est pliée aux contraintes du «multimedia storytelling»: «Ce qui m’a plus, c’est cette démarche de “média total”, nous pouvions publier la somme considérable d’informations que nous avons collectée pendant trois semaines… Nous n’avions plus à choisir quoi sacrifier pour faire tenir ce reportage dans 2500 signes de textes. Et puis surtout, nous étions à l’écoute des commentaires des internautes sur notre blog, qui a enregistré plus de 1000 visites, et nous tâchions d’y répondre. On nous a ainsi demandé plus d’informations sur les “galettes d’argile”, nous nous sommes renseignés et nous y avons répondu. Ces allers-retours nourrissent une curiosité mutuelle entre journalistes et internautes».
Une curiosité, une remise en question permanente, dont l’effet le plus visible est d’améliorer grandement la qualité du produit fini. Cette forme de journalisme, à la fois “totale” comme dit Jean Abbiateci et “interactive” est probablement ce qui se rapproche le plus de ce que les internautes demandent aujourd’hui à leurs médias. Il n’y a qu’à voir les succès des opérations où un flux d’informations est couplé à un retour de l’audience, comme l’investiture d’Obama par CNN / FaceBook pour s’en convaincre, même TF1 va s’y mettre…
«Il y a quelque chose à inventer, reprend Jean Abbiateci. Toute une génération de reporters partent à leurs frais et sont capables de produire de tels sujets, ça ne durera pas éternellement. Moi en tout cas, j’ai donné. Si sur l’exode rural en Haïti, un millier de personnes nous ont suivi, il y a forcément des modèles économiques à trouver sur des sujets plus fédérateurs et plus ancrés dans l’actualité. La qualité paie sur le web, comme elle paie sur le papier avec l’exemple de XXI.»
Et donc voilà bien le problème: on a les internautes, dont on connaît depuis quelques années maintenant les exigences en termes de qualité de l’information, on a les journalistes… Il manque les médias. L’exemple de Jean Abbiateci et Julien Tack nous a montré que nous manquons en France de médias courageux, solides, inventifs, participatifs et capables de proposer, régulièrement, de tels sujets à leurs internautes.
(*) oui, je manque peut-être d’imagination pour mes titres, mais en même temps, ça évoque une tendance, non ?